11

 

 

Niall quitta Pulley et reprit le chemin de Shrewsbury un peu avant minuit. Cécile aurait mieux aimé qu’il restât, arguant, ce qui ne manquait pas de bon sens, que son retour ne changerait rien. Elle ajouta un argument que Cadfael avait préféré ne pas invoquer : tant que Judith serait aux mains de son ravisseur, il n’y avait guère de raison de s’occuper du rosier, car cela ne servirait à rien. Qui donc pourrait remettre une rose à une femme qui avait disparu ? Si un individu quelconque cherchait à rompre le contrat et à récupérer la maison du faubourg, comme chacun semblait s’accorder à le penser, il avait pratiquement réussi sans prendre de risque supplémentaire.

Vis-à-vis de sa sœur, Niall s’était montré discret sur toute l’affaire et il avait gardé pour lui ses sentiments personnels, mais apparemment elle avait tout compris d’instinct. Du fait de la distance, les derniers potins de Shrewsbury arrivaient ici passablement déformés, un peu comme des contes de bonne femme, sans guère de rapport avec la vraie vie. Dans le hameau, la réalité, c’était le domaine, ses champs, ses quelques paysans, les halliers entourés de fossés d’où les enfants chassaient les chèvres, les bœufs qui tiraient la charrue et le couvert de la forêt. Les deux fillettes qui écoutaient, les yeux ronds, la conversation des grands pensaient certainement que Judith Perle était une de ces dames victime des enchantements d’une sorcière dans les récits féeriques du temps jadis. Les deux garçons de Cécile, avec leur tignasse en bataille et leurs yeux bruns, qui connaissaient les bois comme leur poche, n’avaient vu que deux ou trois fois, et de loin encore, les tours du château de Shrewsbury. Trois miles, ce n’est pas la mer à boire, mais c’est déjà suffisamment loin quand rien n’oblige à les parcourir. Si John Stury venait en ville deux fois par an pour faire des achats, c’était le bout du monde. Du reste, en règle générale, le petit manoir se suffisait à lui-même. Niall était parfois troublé en songeant qu’il lui faudrait bientôt récupérer sa fille et la ramener avec lui de peur de la perdre à jamais. Parmi cette famille heureuse, elle mènerait une vie simple et agréable, mais pour lui ce serait une perte irréparable.

Elle s’était endormie bien avant son départ, avec les trois autres au grenier. Il l’avait déposée lui-même dans son petit lit, tout assoupie déjà. Elle avait les mêmes cheveux blonds et fins que sa mère, une peau laiteuse qui resplendissait au soleil de l’été avec la même nuance dorée. Les enfants de Cécile étaient plutôt brun-roux, comme leur père, ils étaient souples, minces, avec des yeux noirs. Elle était potelée, lisse et douce. Elle avait été placée auprès de ses cousins presque depuis sa naissance ; il lui serait difficile de les quitter.

— Tu ne verras pas plus loin que le bout de ton nez pour rentrer, émit John, sondant l’obscurité depuis le pas de sa porte, la lune ne se lèvera pas avant plusieurs heures.

Dans la nuit d’été, la forêt dégageait une forte odeur de résine que l’absence de vent rendait plus lourde.

— Cela ne me gêne pas, je connais la route à peu près par cœur.

— Je t’accompagne jusqu’au sentier, ainsi je serai sûre que tu ne te trompes pas de chemin, murmura Cécile. Il fait encore doux et je n’ai pas sommeil.

Elle marcha à ses côtés en silence jusqu’à l’ouverture de la palissade ; ils traversèrent la prairie dégagée et s’arrêtèrent près des arbres.

— Un de ces jours, murmura-t-elle, comme si elle avait suivi chacune de ses pensées, tu emmèneras la petite avec toi. Évidemment, c’est normal, mais on t’en voudra un peu. Remarque, on n’est pas si loin, tu pourras nous la confier de temps à autre, heureusement. Il vaudrait mieux ne pas la laisser trop souvent, Niall. Je me suis attachée à elle, et j’en suis contente, mais elle est à toi en définitive, à toi et à Avota. Ce serait préférable qu’elle le sache en grandissant, et qu’elle y trouve son avantage.

Niall se dressa aussitôt sur la défensive.

— Elle est encore jeune, j’ai peur de lui embrouiller les idées trop tôt.

— Elle est peut-être jeune, mais elle n’est pas sotte. Elle commence à demander pourquoi tu t’en vas toujours et comment tu vis, tout seul, qui s’occupe de ton linge et de ta cuisine. Tu devrais la prendre quelque temps, lui montrer où tu habites, lui parler de ton travail. Elle a vraiment envie de savoir. Elle boira tes paroles. Elle adore jouer avec ses cousins, mais ça ne l’enchante pas de te partager avec eux. Tu verras, c’est déjà une petite femme, affirma Cécile, très convaincue. Mais si tu veux vraiment lui offrir un cadeau royal, trouve-lui une seconde maman qu’elle n’aura pas à partager avec d’autres enfants. Une maman à elle. Elle est assez fine pour savoir que je ne suis pas sa mère malgré toute l’affection que j’ai pour elle.

Niall lui souhaita le bonsoir sans le moindre commentaire et s’éloigna à grands pas à travers les arbres. Elle le connaissait et s’attendait à cette réaction. Quand il eut disparu, elle retourna chez elle, consciente d’avoir été écoutée avec attention, hésitant sur la conduite à adopter. La fille d’un artisan de la ville, respecté de tous, qui aurait des biens en héritage et aurait appris les bonnes manières était nécessairement très différente de celle d’un intendant à la campagne. Elle ne se marierait pas parmi les mêmes groupes sociaux, elle n’aurait pas le même genre de maison à tenir ni à satisfaire aux mêmes obligations. Une enfant déjà mûre malgré son jeune âge pourrait commencer à croire qu’un père qui la confie trop longtemps à des étrangers ne tient pas vraiment à l’avoir près de lui, et qu’il ne lui rend visite que par devoir. Elle n’était cependant pas bien grande, pas assez pour vivre dans une demeure dépourvue de femme qui s’occuperait d’elle. Ah si seulement il y avait un espoir avec cette veuve dont il se refusait à parler ! Ou encore, à tout prendre, avec n’importe quelle femme de qualité, de cœur et de tête, dotée d’assez de patience pour deux !

Niall suivait le sentier étroit dans la nuit vert sombre pleine d’odeurs entêtantes, entre les arbres aux lourdes ramures. La voix de sa sœur lui résonnait encore à l’oreille. Les bois étaient épais, touffus en ces lieux, le sol y était en permanence à l’ombre, de sorte que l’herbe y poussait difficilement, et l’entrelacs des buissons cachait le ciel. Parfois on émergeait à l’air libre pendant un court moment sur un terrain à peu près dégagé de clairières et de landes, car toute cette partie du pays bordait le nord de la Forêt Longue où les hommes s’étaient taillé des petits essarts à la cognée, légalement ou non, afin que les cochons puissent se nourrir de glands et de faines. Il ne rencontrerait pas plus de deux tenures précaires avant d’arriver au hameau de Brace-sur-Méole, à mi-chemin en gros.

Là-dessus il lui vint à l’esprit que cela serait peut-être plus court de se diriger vers l’est et de rejoindre la grand-route, si l’on pouvait l’appeler ainsi, bien avant le village plutôt que de poursuivre par l’allée forestière. Chacune des variantes du trajet lui était familière. Le passage auquel il pensait croisait en diagonale celui sur lequel il marchait, et à leur point de jonction il y avait un coin dégagé, le seul qui existât dans cette région de forêt dense. Il s’y reposa un instant, sans avoir encore décidé, et resta à savourer le calme impressionnant de la nuit. Soudain, le silence fut rompu par des sons légers et persistants. En l’absence de vent, chaque bruit, même feutré, prenait une ampleur saisissante. D’instinct Niall se jeta à couvert, s’enfonçant profondément parmi les arbres où il s’immobilisa, la tête levée, l’oreille dressée, tentant de déchiffrer ces signaux.

Il y a toujours des créatures nocturnes qui vaquent dans le noir, mais elles restent au ras du sol et cessent de bouger dès qu’elles flairent un humain, car tous sont des ennemis. Mais cela continuait sans faiblir et s’approchait petit à petit. Le claquement sourd, étouffé, des sabots d’un cheval dans l’herbe compacte se rapprochait à vive allure, en provenance de la route, et, sur son passage, l’animal froissait branches basses et brindilles. La floraison de l’été avait atteint son point culminant ; sur les troncs et les rameaux se développaient de jeunes pousses tendres, juste assez haut pour empiéter sur le chemin de leurs tendres extrémités.

Pourquoi diable un cavalier se promenait-il dans les parages à pareille heure, à cette vitesse, en s’arrangeant pour qu’on l’entende le moins possible ? Niall ne bougea pas de sa place, dissimulé parmi les frondaisons, mais, en regardant vers la clairière, le contraste était tel que la lumière permettait de distinguer des ombres et des nuances de noir et de gris. Pas de lune, un léger voile de nuages entre les étoiles et la terre, bref une nuit propice aux entreprises sinistres. Même si des hors-la-loi s’aventuraient rarement à moins de dix miles de Shrewsbury et qu’au pis on pouvait tomber sur un braconnier, mieux valait se montrer prudent. Et puis, depuis quand les braconniers opéraient-ils à cheval ?

Entre les noires murailles de la forêt, sur le sentier de droite, quelque chose de pâle et d’indéterminé apparut. Il y eut un murmure dans le feuillage vert tendre, comme Niall devinait le bras d’un cavalier et le flanc d’un cheval blanc, gris pommelé ou rouan très clair, car sa robe laissait une traînée lumineuse dans toute la clairière. La silhouette de l’homme que l’animal avait sur le dos donnait à première vue une impression d’épaisseur monstrueuse jusqu’à ce que le sol inégal provoquât un mouvement de balancier révélant que la monture portait deux personnes et non une seule. Le cavalier tenait en effet une femme en croupe. Cette masse d’ombres, dont le détail manquait de précision, se scinda manifestement en deux êtres toujours impossibles à identifier, cependant que le groupe de centaures passait, traversait la sente et continuait sa prudente chevauchée vers le sud-ouest. Niall perçut l’ondulation d’une longue jupe, il y avait même de mystérieux points blêmes dans l’obscurité mouvante, une main accrochée à la ceinture du cavalier, un visage ovale levé vers le ciel, libéré du capuchon qui avait glissé sur les épaules de la femme.

Tout cela demeurait confus, et cependant il l’avait reconnue. C’était peut-être son port de tête, sa lourde chevelure, dont la forme sombre se dessinait sur la voûte céleste très noire, ou sa façon de se tenir, la grâce de son corps, à moins qu’une corde trop tendue au plus profond de lui-même ne vibrât malgré lui quand elle se trouvait dans les parages. Elle était la seule femme au monde dont il décelât la présence, même dans le noir, sans presque s’en rendre compte.

Mais qu’est-ce que Judith Perle fabriquait ici, en pleine nuit, trois jours après sa disparition, et pourquoi allait-elle vers le sud-ouest derrière un cavalier qu’elle accompagnait de son plein gré, s’il fallait se fier aux apparences ?

Il demeura là si longtemps, immobile et silencieux, que les petites créatures de l’ombre semblaient avoir cessé de le craindre, à moins qu’elles ne l’aient oublié. Quelque part, de l’autre côté de la clairière, là où continuait le chemin par où il était venu, il y eut un mouvement hâtif provenant d’un taillis touffu, puis le couple prit sans bruit vers l’ouest pour se mettre à l’abri. Niall se secoua et se remit en route, continuant à suivre les sabots dont l’herbe étouffait l’écho jusqu’à ce qu’ils deviennent inaudibles. Il n’arrivait ni à croire ni à donner un sens à ce qu’il venait de voir. C’était impossible ; il avait dû se tromper forcément. Où allait-elle ? Avec qui ? Dans quel but ? Cela restait un mystère, qui la concernait elle, et Niall avait en elle une telle confiance que même cette équipée nocturne ne le troublait pas. Sa seule certitude était de l’avoir retrouvée par la grâce de Dieu. Il ne devait plus la perdre, tout le reste était secondaire. Si elle n’avait pas besoin de lui, et ne courût aucun danger, ainsi soit-il, il la laisserait tranquille. Mais il lui parut indispensable de se tenir prêt à intervenir, jusqu’à ce que tout soit terminé et qu’elle puisse de nouveau se montrer sans crainte. Il était persuadé que s’il la perdait maintenant, ce serait pour toujours.

Il sortit du couvert et s’engagea à son tour sur le sentier. La piste était facile à suivre. La forêt devenait plus épaisse, ce qui obligeait le cheval à demeurer sur le sentier d’autant plus que dans un tel environnement il ne pouvait qu’avancer au pas. Un piéton aurait pu les dépasser pourvu qu’il connût le bois aussi à fond que Niall. Mais cela n’était pas nécessaire. Il se contenta de s’en remettre à son ouïe et de se rapprocher au maximum pour pouvoir agir au moindre danger. La région lui était un peu moins familière que les chemins menant à Pulley qu’il avait laissé à main gauche, mais elle n’était guère différente. Il n’eut aucune peine à se glisser parmi les arbres sans emprunter l’allée, plus rapidement que le cavalier. Il ne tarda pas à percevoir le claquement léger, régulier, des sabots et le tintement de la bride quand le cheval encensait pour un oui pour un non. De temps à autre un son curieux résonnait dans les taillis voisins. Deux fois Niall entendit un bref appel de clochettes, comme une invite à la prière. Cela le rassura ; il n’était pas loin et il serait sur place en un instant si nécessaire.

Ils marchaient toujours plein sud-ouest, s’enfonçant plus encore dans les recoins secrets de la Forêt Longue, où rares étaient les clairières, seules émergeaient quelques étendues de landes où affleuraient des roches. Ils avaient sûrement déjà parcouru un mile, et cependant la monture allait toujours bon train, conservant le même pas précautionneux. Le ciel s’était assombri, la couverture de nuages devenait plus épaisse. Levant la tête, Niall avait du mal à percevoir le dessin des branches les plus hautes sur la voûte céleste. Désormais il devait se guider au toucher tout en restant derrière le cheval. Une fois il se rendit compte qu’il était parvenu à sa hauteur et qu’on bougeait le long du sentier, à droite, mais c’était plus affaire de sensation que de vision claire. Il ralentit pour que la vague lueur pâle le dépassât, avant de reprendre sa patiente filature avec une attention accrue.

Il ne savait plus du tout quand avait débuté cet étrange pèlerinage sylvestre, depuis une heure peut-être, et si ceux qui le précédaient venaient de la ville, ils étaient donc partis deux heures auparavant. Quant à leur destination, elle lui échappait complètement. Il ne connaissait guère cette partie des bois, à part peut-être un essart solitaire péniblement arraché récemment à la nature sauvage. Ils devaient se trouver relativement près de la source de la Méole et chevaucher vers l’amont. Un peu plus haut, à gauche, descendaient deux ou trois de ses affluents qui traversaient la sente sans représenter d’obstacles sérieux et qu’on pouvait franchir aisément, du moins en été. Les petits serpents d’eau produisaient un sifflement à peine perceptible parmi les pierres. Niall décréta à vue de nez qu’ils avaient fait dans les trois miles depuis qu’il les accompagnait.

Quelque part, pas très loin à droite, le feuillage brassait par intermittence. La bête à présent marchait moins régulièrement, elle piaffa et ralentit sur le sol plus dur, là où les pierres affleuraient à la surface. Le cheval avança plus lentement encore en regagnant l’herbe, puis s’arrêta. Niall réduisit la distance à pas de loup, cherchant son chemin d’arbre en arbre, écartant les branches qui le gênaient aussi doucement que possible. A en juger par l’obscurité qui devenait moins dense, le chemin dont il s’approchait s’était élargi et formait une allée gazonnée où les nuages se laissaient au moins deviner. Puis, à travers la dentelle des feuilles, il distingua la masse très claire du cheval à l’arrêt. Pour la première fois il entendit une voix – un homme – dont le murmure sifflant griffait à peine le silence.

— Je préférerais vous conduire jusqu’à la porte.

Il avait déjà sauté à terre. Dans ce coin reculé où la pénombre était moins impénétrable, il y eut un mouvement au niveau du sol, une ombre plus épaisse voila la robe du cheval en se déplaçant comme des bancs de nuages cachent la lune.

La voix de Judith s’éleva, nette et froide.

— Pas question. Ce n’est pas ce dont nous avions convenu. Je n’y tiens pas du tout.

L’animal remua, puis l’homme, plus discrètement, et Niall comprit que celui-ci aidait la cavalière à descendre. Il protesta sans conviction.

— Je ne puis vous laisser partir seule.

— C’est à deux pas, répliqua-t-elle. Je n’ai rien à craindre.

Il accepta son renvoi sans protester car de nouveau sa monture se déplaça et piétina l’herbe, un étrier tinta une seconde. Il ajouta quelque chose qui se perdit quand l’animal pivota afin qu’ils ne reviennent pas par le même itinéraire, mais par la gauche, à flanc de colline d’où, par un raccourci, il couperait les hautes terres sauvages pour prendre au plus court. C’était la rapidité qui maintenant s’imposait et non la discrétion. Mais après s’être hâtivement éloigné, le cavalier s’arrêta et revint lui proposer ce qu’elle avait déjà refusé, tout en sachant qu’il ne la fléchirait pas.

— Je n’aime pas vous laisser ainsi...

— Je connais le chemin, répondit-elle simplement. Allez, partez avant le jour.

Sur ce il tourna bride à nouveau et s’engagea sur une pente où il pourrait aller meilleur train. Rapidement le bruit des sabots qui s’éloignaient trahit un trot prudent. L’homme ne pensait plus qu’à une chose, filer à toutes jambes maintenant qu’il avait rempli sa part du contrat. Judith était toujours là où il l’avait laissée, invisible à l’orée des arbres, mais Niall l’entendrait quand elle partirait. Elle ne pouvait plus se perdre et elle n’avait pas peur. Niall se disposa à la suivre où qu’elle aille. Il resterait derrière elle jusqu’à ce qu’elle parvienne au havre qu’elle avait choisi, peu importait l’endroit dont il s’agissait.

Son compagnon avait filé. Elle attendit que le silence revînt avant de se mettre en route. Il devina qu’elle tournait à droite. Elle dut quitter la clarté réduite de l’allée dégagée et s’engager parmi les épaisses ramures luxuriantes car une branche craqua sous son pied. Niall marchait à sa suite. Ils étaient sur un passage assez utilisé qui descendait vers un affluent un peu plus important de la Méole dont le murmure chantonnait dans le lointain, en contrebas.

Il s’était peut-être avancé d’une vingtaine de pas et elle le précédait d’autant quand les buissons remuèrent bruyamment à droite, depuis le couvert touffu. Judith poussa un cri bref, sauvage, où se mêlaient la surprise et la terreur. Niall se jeta fougueusement en avant et sentit plus qu’il ne vit des silhouettes confuses en proie à une lutte quasi silencieuse. Il étreignit gauchement deux corps à l’aveuglette, s’efforçant de les séparer. Les longs cheveux dépeignés de Judith se répandaient sur son visage ; il l’empoigna par la taille pour la placer derrière lui, loin du danger. Il devina qu’un bras essayait de le contourner pour la frapper et un étrange effet de lumière projeta une brève lueur bleue sur la lame d’un couteau.

Niall saisit le bras qui s’abaissait et le tordit en l’écartant, puis il passa un genou derrière celui de son adversaire avec l’instinct d’un lutteur. Ils tombèrent lourdement sur le sol où ils roulèrent, enlacés, écrasant des brindilles dans l’obscurité totale, leurs épaules meurtries, se heurtant aux troncs des arbres. Ils se battaient de toutes leurs forces, l’un afin de libérer son bras, l’autre pour garder l’arme à distance ou s’en emparer. Prisonniers de l’étreinte, leurs souffles se mêlaient, ils haletaient face à face, dans l’incapacité de se voir. L’attaquant était solide, musclé, déterminé, et il connaissait un certain nombre de coups vicieux, n’hésitant pas à se servir libéralement de sa tête, ses dents ou ses genoux. Mais il n’arriva ni à se dégager ni à se remettre debout. Niall le tenait par le poignet droit et de son autre bras il entoura le corps de l’inconnu, paralysant les mouvements au-dessus de lui, si bien que son antagoniste ne put que lui griffer sauvagement le visage et le cou. Il se souleva avec un grognement et ils tournoyèrent sur le sol. Il voulait projeter violemment Niall contre un arbre où il s’assommerait à demi, se libérer et retrouver l’usage de son arme. Le résultat dépassa ses espérances ; son bras armé, affaibli par les crampes dues à la poigne de l’orfèvre, prit brutalement contact avec l’écorce, lui causant une douleur intolérable du coude à la main. Ses doigts s’ouvrirent et le poignard vola dans l’herbe où il se perdit.

Tout étourdi, Niall s’agenouilla. Son adversaire haletait et gémissait, cherchant son arme à tâtons et jurant à mi-voix, incapable de la retrouver. Quand Niall se jeta sur lui, il sauta sur ses pieds et s’enfuit à travers les buissons d’où il avait surgi. Le fouettement des branches et le froissement des feuilles permirent de suivre sa course un instant dans les profondeurs des bois, puis tout s’estompa. Il avait disparu.

Niall se redressa péniblement, secoua sa tête bourdonnante et choisit à l’aveuglette un tronc auquel s’appuyer. Il ne se repérait plus très bien et ne savait pas où était Judith jusqu’à ce qu’une voix douce, émerveillée, murmurât :

— Je suis là !

Il distingua vaguement une main blanche qui se tendait vers lui, froide mais ferme, sur laquelle il referma la sienne.

L’avait-elle reconnu ? Une chose était sûre, elle ne le craignait pas. Elle lui demanda s’il était blessé. Ils se rapprochèrent à pas menus, pleins d’étonnement et de respect, attirés l’un vers l’autre par un mouvement de sympathie.

— Et vous ? Il vous a attaquée avant que j’aie pu l’atteindre. Vous a-t-il touchée ?

— Ma manche est fendue, répondit-elle, portant la main à son épaule gauche. Une simple égratignure. Non, je n’ai rien, je peux marcher. Mais vous...

Elle posa les mains sur sa poitrine, le palpa, inquiète, des épaules aux avant-bras et constata qu’il saignait.

— Vous êtes blessé... votre bras...

— Bah ! ce n’est rien. On s’est débarrassés de lui à moindres frais.

— Il voulait nous tuer, déclara gravement Judith. J’ignorais que des bandits puissent rôder si près de la ville. Des voyageurs risqueraient d’être assassinés simplement pour leurs vêtements, à plus forte raison s’ils transportent de l’argent.

À ce moment seulement elle commença à trembler sous le choc. Il la prit contre lui pour la réchauffer. Alors, elle le reconnut. Déjà sa voix éveillait quelque chose en elle. Quand il l’étreignit, elle ne douta plus.

— Maître Niall ? Mais par quel miracle êtes-vous là ? Quelle chance pour moi ! Mais comment ?...

— C’est sans importance pour l’instant, répondit-il. D’abord laissez-moi vous conduire là où vous aviez l’intention d’aller. Avec des brigands de cette espèce au beau milieu de la forêt, tout danger n’est peut-être pas écarté. Par-dessus le marché, vous risquez d’attraper froid. C’est loin ?

— Non, non. C’est au bord du ruisseau, à moins d’un demi-mile. La présence de bandits par ici est d’autant plus étrange. Je vais chez les bénédictines du gué de Godric.

Il ne l’interrogea pas davantage. Ses projets ne le regardaient pas. Il veillerait simplement à ce qu’on ne l’agresse plus. Il la tenait encore par la taille quand ils descendirent la pente menant à une allée plus large où une lumière à peine visible, vaporeuse, les enveloppa. Cachée derrière les arbres, la lune se levait enfin. Quelque part devant eux il y avait la lueur fuyante de l’eau dont les reflets mystérieux, frémissants, apparaissaient et disparaissaient tour à tour ; puis sortant de la brume, de leur côté, apparurent les noires arêtes vives des toits et un petit clocher, seule verticale dans le paysage.

— C’est là ? s’enquit Niall qui avait entendu parler de l’ermitage sans savoir où il se trouvait ni s’en être jamais approché.

— Oui.

— Je vais vous conduire jusqu’à la porte et attendre que vous soyez entrée.

— Non, il faut que vous veniez avec moi. Vous ne devez pas repartir seul. Demain, quand le jour sera levé, nous serons en sécurité !

— Je n’ai pas ma place là, objecta-t-il, dubitatif.

— Sœur Magdeleine vous en dénichera une. Ne me laissez pas maintenant, le supplia-t-elle, passionnée.

Ils atteignirent ensemble l’imposante palissade de bois qui entourait les cellules et les jardins. Même si les hautes terres boisées leur dissimulaient encore la lune, son reflet grandissait d’instant en instant ; les bâtiments, les arbres, les fourrés, la courbe du cours d’eau, les parcelles de prairie le long de ses berges, tout émergeait lentement de la nuit d’un noir d’ébène en un subtil camaïeu de gris qu’argenterait bientôt l’astre ascendant. Niall hésita à saisir la corde de la cloche, devant le portail fermé, tant il lui semblait criminel de troubler le silence. Quand il se força à la tirer, le tintement argentin se répandit sur la rivière qui en renvoya l’écho jusque parmi les frondaisons de la rive opposée. Mais l’attente fut de courte durée avant que la sœur tourière qui marmonnait tout en étouffant un bâillement vînt ouvrir la grille et les regarder sous le nez.

— Qui est là ? Vous êtes perdus ? En quête d’un logement pour la nuit ?

Elle ne voyait qu’une femme et un homme qu’elle ne connaissait pas, errant très tard dans la forêt. Elle pensa, ce qui était vrai, avoir affaire à d’honnêtes voyageurs qui s’étaient égarés avant d’aboutir dans ces solitudes où un abri s’avérait indispensable.

— Je me nomme Judith Perle. Sœur Magdeleine me connaît. Elle m’a offert naguère de m’accueillir chez vous si c’était nécessaire. Eh bien, ma sœur, ça l’est aujourd’hui. J’ai avec moi un excellent ami qui m’a sauvé la vie et conduite chez vous en toute sécurité. Je vous serais reconnaissante de l’héberger aussi jusqu’à demain.

— Je vais appeler sœur Magdeleine, grommela la religieuse, on n’est jamais trop prudent.

Elle s’exécuta aussitôt, laissant la grille ouverte. Quelques minutes plus tard les deux moniales étaient de retour. Les yeux bruns de Magdeleine, pétillants de vivacité, témoignaient d’un vif intérêt. Même à cette heure, elle était parfaitement réveillée.

— Entrez donc ! s’exclama-t-elle avec allégresse. C’est une amie, et les amis de nos amis sont les bienvenus.

 

Dans le minuscule parloir, très simplement, sans questions inutiles, sœur Magdeleine commença par le commencement : elle leur prépara un solide vin chaud pour dissiper les effets du froid et du choc, remonta la manche ensanglantée de Niall, baigna et pansa la longue estafilade qu’il avait à l’avant-bras, mit un baume sur l’écorchure de Judith et reprisa vivement la manche et le corselet déchirés de la jeune femme.

— C’est une réparation de fortune, s’excusa-t-elle. Tirer l’aiguille n’a jamais été mon fort. Mais ça tiendra jusqu’à votre retour.

Elle ramassa le bol d’eau rougie et le porta à l’office, les laissant pour la première fois en tête à tête, à la lueur de la bougie ; ils se regardèrent intensément, émerveillés l’un de l’autre.

— Vous ne m’avez toujours rien demandé, articula lentement Judith. Ni où j’étais pendant ces trois jours ni comment j’ai fini par arriver ici de nuit, à cheval avec un homme. Ni comment j’ai disparu puis recouvré la liberté. Et moi qui vous dois tant, je ne vous ai pas encore remercié. Mais croyez-moi, c’est du fond du cœur ! Sans vous, on m’aurait retrouvée morte dans les bois. Il en voulait à ma vie !

— Oh ! je sais bien que vous ne nous auriez jamais laissés volontairement trembler pour votre sécurité pendant trois jours, répliqua Niall. Je me doute aussi que si vous choisissez maintenant d’épargner celui qui vous a mise dans une situation aussi pénible, c’est uniquement dû à votre bon cœur et à votre générosité. Je n’ai nul besoin de détails supplémentaires.

— Si je tiens à ce que tout cela soit oublié, c’est aussi pour moi, avoua-t-elle tristement. Je ne vois pas ce que je gagnerais à le livrer à la justice, mais je vois ce que j’y perdrais. Il n’est pas foncièrement méchant, seulement présomptueux, vain et pas très malin. Je n’ai subi aucune violence, il ne m’a pas lésée gravement. Mieux vaut enterrer tout cela. Vous ne l’avez pas reconnu ? demanda-t-elle, le fixant attentivement de ses grands yeux gris un peu cernés par la fatigue.

— L’homme qui se tenait à cheval ? Non, je ne sais pas qui c’était. Mais, de toute manière, je me serais conformé à vos désirs. Sauf si c’est lui qui est revenu s’assurer de votre silence. Parce que lui, oui, aucun doute, il voulait vous tuer.

— Non, ce n’était pas lui. Il était parti, vous l’avez entendu. En outre, ça ne lui ressemblerait pas. Nous nous étions mis d’accord, il savait que je tiendrais parole. Non, je suis sûrement tombée sur un misérable qui détrousse les passants. Il faudra prévenir Hugh Beringar quand on rentrera. L’endroit est très à l’écart. Il serait préférable de l’informer qu’il y a des hors-la-loi dans les parages.

Elle avait laissé pendre ses longs cheveux dénoués sur ses épaules, prête à aller dormir, car elle manquait depuis longtemps de sommeil. Ses paupières hautes et longues, translucides, veinées comme des iris, tombaient lourdement sur ses yeux gris. Le reflet de la bougie sur son visage pâle et fatigué donnait le sentiment qu’il était taillé dans une perle. Niall la contempla, le cœur serré par l’émotion.

— Par quel hasard vous êtes-vous trouvé là où votre présence était tellement indispensable ? s’étonna-t-elle. J’ai à peine eu le temps de crier que vous interveniez, tel l’instrument de la grâce.

— Je rentrais de Pulley, expliqua Niall, troublé par l’intensité soudaine, pleine de tendresse, de cette voix qui le rendit muet un instant, et j’ai vu et entendu, non, j’ai senti tout au fond de moi-même que c’était vous. Je ne voulais pas vous importuner, seulement m’assurer que vous arriveriez à bon port.

— Vous m’aviez reconnue ? s’exclama-t-elle, stupéfaite.

— Oui. Oui, je vous ai reconnue.

— Mais pas celui qui m’accompagnait ?

— Lui, non.

Retrouvant son énergie, elle se décida soudain.

— Il me paraît que vous, tout spécialement, pouvez, non, devez être mis au courant. Plus j’y pense, plus je tiens à tout vous révéler à vous et à sœur Magdeleine même ce que les autres ne doivent pas savoir, même ce que j’ai promis de taire.

 

Elle était arrivée à la fin de son récit, ce qui ne lui avait pris que peu de temps.

— Ainsi, vous voyez, ma sœur, comme je me sers de vous, sans rougir, en venant ici. J’ai été perdue puis retrouvée, on m’a cherchée pendant trois jours, et demain il faut que je rentre affronter ceux qui ont remué ciel et terre pour moi et que je leur explique que j’étais avec vous, que je n’ai pas pu résister à tous les ennuis qui se sont abattus sur moi, bref que je me suis réfugiée auprès de vous sans prévenir personne, en réponse à votre proposition. Ce qui ne sera pas tout à fait un mensonge, même si c’est seulement pour une nuit déjà fort écourtée. Mais j’ai honte de vous utiliser de cette manière. Et pourtant, il faut que je reparte demain. Ou plus exactement aujourd’hui, mais je n’ai plus les idées très claires. Je ne peux pas laisser tout le monde dans le doute et l’anxiété maintenant que je suis de nouveau libre. Or Dieu sait que je resterais volontiers parmi vous.

— Il me semble que vous poussez le scrupule un peu loin, objecta sœur Magdeleine avec bon sens. Si cela vous met à l’abri, vous et ce jeune crétin auquel vous avez déjà pardonné, et que cela fasse taire les mauvaises langues, je considère ce moyen comme aussi efficace qu’un autre. Quant à votre besoin de calme et de réflexion, parlez-en sans vergogne, c’est la pure vérité. J’ajoute que vous pouvez revenir séjourner parmi nous le temps qu’il vous plaira. Je vous le répète. Mais vous avez raison, il faut apaiser les esprits et arrêter les recherches. Plus tard, quand vous vous serez reposée, vous retournerez soutenir le regard de tous et vous leur direz que si vous êtes venue là, c’est que le monde et la stupidité des hommes – exception faite de notre ami ici présent – vous avaient acculée au désespoir. Mais rentrer à pied par la petite porte, c’est hors de question. Je ne laisserai jamais une femme qui comptait trouver asile chez nous repartir en pareil équipage. On va vous donner la mule de mère Mariana qui, la pauvre, est clouée au lit et ne la montera jamais plus. Tiens, je partirai avec vous, cela donnera du corps et de la vraisemblance à votre histoire. Je profiterai de l’occasion pour rendre visite au père abbé.

— Et si on demande depuis combien de temps je suis ici ?

— Avec moi à côté de vous ? Je voudrais bien voir ça ! Et s’ils osent, on ne répondra pas. Les questions, chacun en fait ce qu’il veut, et personne ne s’en porte plus mal.

Là-dessus, sœur Magdeleine se leva avec autorité pour les conduire aux lits qu’on leur avait préparés.

Une rose pour loyer
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